À Tout Prendre, le premier long métrage de fiction de Claude Jutra, est un journal autobiographique. Il relate une liaison amoureuse entre Claude, jeune cinéaste bourgeois québécois, et Johanne, mannequin et noire. À leur rencontre dans une soirée mondaine, Claude est frappé par la beauté exotique de Johanne et tente de la séduire. L’introduction de Johanne est intéressante, car, à sa première apparition à l’écran, elle chante pour les invités en créole. La chanson est Choucoune, la chanson haïtienne populaire, écrite par Oswald Durand, un grand poète haïtien. L’utilisation de cette chanson permet d’encrer Johanne dans un exotisme qui stimule le désir chez Claude.
Dans les paroles de la chanson, Ti-Pierre, un jeune noir, se lamente, abandonné par la marabout Choucoune qui lui préfère un blanc. Dans le film, Claude, un blanc, séduit Johanne, une noire, malgré le fait qu’elle est mariée. Johanne est Choucoune, Claude son amant blanc et Ti-Pierre, son mari, absent à l’image, mais dont la présence, tel un spectre, hante les deux amants. La mère de Claude et son prêtre, par exemple, invoqueront, en maintes fois, le mari de Johanne.
Johanne reste, durant tout le film, accessoire à Claude. De ce fait, dans tous les plans où apparaît Johanne, objet, on y retrouve Claude, sujet. Le regard aussi est intéressant. Ce regard de désir et de caprice au début se transformera plus tard en dédain. Ce regard fait de Johanne un objet sexuel, de par son exotisme. Ce syndrome fut communément appelé « fièvre de la jungle » quand que les maîtres blancs s’y livraient durant l’esclavage des Noirs. Denys Arcand commentera cet aspect du film en ces termes :
[…] Le héros du film est comme bien des Canadiens français de trente ans, cultivés et sensibles, à qui il faut systématiquement des femmes noires, jaunes ou rouges, en tous cas « étrangères » pour connaître des liaisons enivrantes. Il y a là, me semble-t-il, un refus inconscient de coïncider avec son moi collectif, en même temps qu’une soif insatiable de se parfaire dans une extériorité mythique qui tient peut-être à la situation globale de tout notre peuple.
C’est cet exotisme qui attire Claude, ce symbole des tabous qui lui ont été imposés par son éducation bourgeoise, un symptôme culturel. Plus tard, Claude tiendra tête à sa mère, convaincu qu’elle réagira mal à l’annonce de son amour interdit. Il lui glisse de façon brusque le portrait de Johanne comme pour la mettre devant le fait accompli. Son action est à mi-chemin entre la recherche de l’accord de sa mère pour une telle liaison et un besoin volontaire de la scandaliser. Sa liaison avec Johanne lui permet de confronter les interdits sociaux et de se blottir dans un non-conformisme arrogant.
À part le fait que Johanne est visiblement différente, Claude ne la traite pas différemment de ses autres conquêtes. Johanne est, pour lui, une femme comme les autres, une pour laquelle il a des sentiments, certes, mais elle ne représente qu’un autre pas dans sa propre quête sexuelle.
Le film s’apparente beaucoup à la Nouvelle Vague et aux films de Jean-Luc Godard (À bout de souffle), si ce n’est qu’au point de vue de l’esthétique et de l’idéologie. Claude Jutra passe une certaine période en France à apprendre des instigateurs de la Nouvelle Vague comme François Truffaut et Jean Rouch. Ce dernier, un ethnologue ayant tourné de nombreux films consacrés à l’Afrique (Niger, Mali, Sénégal, Ghana), est considéré comme le fondateur du « cinéma-vérité » utilisé par Jutra dans À tout prendre. Le film de Rouch, Moi, un noir, influencera notamment la présence de Johanne dans le film.
Mais, l’orgueil du personnage-réalisateur se fait ressentir jusque dans l’esthétique du film. Lorsque Johanne chante Choucoune au début, nous l’observons en gros plan devant la caméra. Son corps est caressé par le regard du réalisateur, des bras aux lèvres. Beaucoup des plans de Johanne sont de semblables valeurs. Le réalisateur ne tente pas de soutenir notre regard, mais nous force plutôt à accepter le sien.