Jane Campion, réalisatrice australienne, a su se forger, en quelques œuvres, une réputation et une position enviables à travers les cercles cinématographiques et dans la presse critique. La leçon de piano (1993) est son film le plus populaire. La richesse du film, autant sur le plan visuel que narratif, a contribué à son succès. Comment Campion introduit et développe-t-elle ses personnages? Comment utilise-t-elle la technique et dans quel but? Le film se veut-il féministe ou son discours sur la politique des sexes échappe-t-il à ce genre de catégorisation?
Il est intéressant que Campion ait choisi de centrer La Leçon de Piano autour d’une muette et de son piano; le discours sur la communication interpersonnelle est primordial aux enjeux du film. La leçon de piano met en place une dialectique de la communication apparente dans l’échange de ses personnages, que cette dialectique soit axée sur la politique des sexes ou la domination masculine.
Les cinq axiomes de la communication qui se sont développés à travers les travaux de Paul Watzlawick et l’école de Palo Alto sur les relations interpersonnelles semblent régir les interactions dans le film de Campion. Ada n’est pas naturellement muette. Elle admet, en voix hors champ au début du film, ne pas savoir pourquoi elle ne parle plus. « Je n’ai pas parlé depuis l’âge de six ans, déclare-t-elle dans sa qualité de narratrice. Personne ne sait pourquoi. Pas même moi. » Pourtant, elle communique avec nous, le spectateur, à travers ce qu’elle appelle « la voix de son esprit. » De même, elle utilise son piano pour communiquer grâce à la musique ses émotions à son entourage. « Ayant choisi d’être muette, elle n’a aucune chance d’exprimer ses sentiments dans le langage parlé, » choisissant plutôt de le faire à travers son piano. Sa musique est envahissante, provoquant un malaise chez les autres gens de cette société patriarcale émotionnellement atrophiée, comme l’exprimera bien la tante Morag quand elle affirmera, « Elle ne joue pas le piano comme nous, Nessie… Elle est une créature étrange et sa façon de jouer est étrange, comme une humeur qui passe en toi. » Le premier axiome, on ne peut pas ne pas communiquer, appelé l’effet Palo Alto, s’applique bien à la situation d’Ada à travers le film.
La communication interpersonnelle ne se limitant pas au langage, parlé et écrit, ne pas communiquer équivaudrait à n’adopter aucun comportement, aucun langage non verbal captable par son interlocuteur, ce qui est impossible, une attitude indifférente représentant autant un comportement signifiant qu’une attitude invitante. C’est son comportement, quoiqu’ambigu, qui forme l’essentiel de la communication d’Ada. Pour Ann Hardy, sa position n’est pas claire, autant vis-à-vis des personnages du film que du spectateur : « Si l’on est un spectateur impliqué de ce film, on doit sûrement essayer de deviner ce que Ada ressent. Est-elle satisfaite? Effrayée? Désireuse? Choquée? Sent-elle que sa vie a recommencé? Ou craint-elle que ses actions l’amènent à sa fin? Est-elle amoureuse? Est-elle capable d’amour? » C’est dans cette ambivalence qu’elle maintient tous les personnages gravitant autour d’elle, autant que le spectateur, se demandant ce qu’elle ressent, ce qu’elle désire. Dans cette perspective, Ada est dans une position privilégiée pour dominer ses relations sexuelles et ses amants. Comme le mentionne Hardy, Ada a « le pouvoir du regard, transformant les hommes en objets pour son contrôle visuel ». Elle remarque la différence entre les regards : « Quelques fois le regard est partagé entre ou alterne entre Ada et Baines, une situation égalitaire que plusieurs critiques féministes ont imaginé, mais que peu de réalisateurs ont déjà produit sur film ». Lorsque Stewart tente de la violer dans la forêt, avant d’être interrompu par les cris incessants de Flora pour sa mère, il est stoppé net lorsqu’il la fixe dans les yeux, calmes, puissants. Avant d’étreindre Baines pour la première fois volontairement, elle le regarde, pleine de douceur, d’amour, à l’opposé de son attitude envers Stewart.
Selon le second axiome, toute communication présente deux aspects: le contenu c’est-à-dire l’information, qui a valeur d’indice, et la relation c’est-à-dire la manière dont on interprète le contenu. « Une relation saine est spontanée et donne priorité aux messages, donc au contenu ». C’est le cas de la relation entre Ada et Baines. Si au début de leur relation, Baines la débute sur une base marchande, échangeant des touches de piano pour chaque leçon reçue, il se frustre vite de cette « domination », choisissant de posséder le cœur d’Ada plutôt que de pouvoir utiliser son corps. Il prête attention aux messages que lui fait passer Ada, au langage non verbal qu’elle utilise (ses regards, son attitude envers lui, etc.). C’est un échange qui devient pour eux naturel, volontaire au fur et à mesure qu’ils apprennent à se connaître. Au contraire de la relation saine, « une relation perturbée ou malade est une relation qui pose problème et parasite le contenu qui passe en arrière-plan et finit par perdre toute importance ». C’est ce contenu, ces messages que Stewart décide d’ignorer, de reléguer à l’arrière-plan, considérant Ada comme une idiote, lui refusant initialement son seul moyen de communication, son piano, qu’elle recevra des mains de Baines. En décidant d’exercer sa domination sur Ada, tel qu’il est attendu de lui par la société patriarcale, il ne fait que l’aliéner de plus en plus et provoquer la déchéance de leur relation, les mettant en opposition l’un à l’autre. Campion représente bien cette opposition par un jump cut suivi d’un champ/contrechamp lorsque Ada court à travers la forêt pour rejoindre son amant, Baines, chez lui. Le jump cut vient surprendre le spectateur autant qu’Ada et l’ajout de Stewart, filmé de face, vient l’établir tel un mur devant elle. Le contrechamp où Ada s’arrête, surprise, vient installer définitivement l’opposition entre les deux. Parallèlement, dans Sweetie (1989), le personnage principal, Kay, ignore les messages de son petit ami, lui niant l’intimité qu’il recherche avec elle, ce qui provoquera une rupture dans leur relation. Campion veut, dans les deux films, montrer l’importance de la communication, mais plus important de la relation qui permettra d’interpréter ces messages, que ce soit entre sœurs, entre Kay et Sweetie, qu’entre amants, entre Ada et Baines.
Le troisième axiome concerne la nature de la relation, qui dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les interlocuteurs. « De l’extérieur, une interaction peut être considérée comme un échange ininterrompu d’échanges de messages, mais, de l’intérieur, chacun ponctue ces messages à sa façon. Le problème en jeu est donc un problème de dépendance, de prééminence ou d’initiative ». Les messages de Stewart, désireux de gagner le cœur de sa femme, sont livrés de manière gauche, maladroite. Lorsqu’il nie le piano à Ada, c’est sa façon de communiquer son désir, d’établir son rôle en tant que le chef de famille, et d’adopter le rôle que la société a forgé pour lui, pensant que Ada en fera de même. Mais, Ada n’est pas disposée à accepter le rôle de femme que la société lui dicte. Son piano devient un outil de subversion, lui permettant de s’évader de sa vie, d’affirmer sa différence son rejet du système patriarcal qui la simplifie, qui la classifie. La musique qu’elle fait émaner du piano choque, provoque, perturbe ce système et ceux qui y sont encrés, mais attire ceux qui osent penser différemment comme Baines.
Dans leurs communications interpersonnelles, les êtres humains utilisent simultanément deux différents modes de communication : la communication digitale, de nature symbolique qui définit le contenu de la relation (le langage, par exemple) et celle analogique, communication non verbale, définissant plutôt la relation. N’ayant accès qu’au langage restreint des signes, Ada doit dépendre de sa communication “analogique”, non verbale, pour exprimer ses sentiments et ses désirs. Voilà la différence fondamentale entre Stewart qui ignore le langage gestuel d’Ada et Baines qui en est à tout point conscient. Enfin, le cinquième axiome veut que « tout échange de communication soit symétrique ou complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence ». Les deux différents genres de communication apparaissent dans le film. Si la relation entre Stewart et Ada est bâtie comme une opposition, de philosophies, de systèmes de pensée, de personnalités, autant narrativement que visuellement, la différence entre les deux personnages est de ce fait accentué et leur relation complémentaire mise en évidence. À l’opposé, la relation naturelle d’Ada avec Baines vise au contraire à minimiser ces différences et à les égaliser dans leurs interactions (comme l’égalisation des regards des deux mentionné par Ann Hardy). Leurs scènes d’amour sont filmées avec un œil voyeur autant sur la forme masculine de Baines que sur celle féminine d’Ada. Campion tente, avec un certain succès, de passer outre les conventions filmiques nées des impératifs masculins et expose ses personnages, masculin ou féminin, équitablement au spectateur. La réalisatrice fluctue visuellement entre ces deux états en substituant à une teinte orangée, accueillante et chaleureuse, et une teinte bleutée, hostile et dure.