Essais

Twin Peaks: Fire Walk With Me (David Lynch, 1992)

La régression et l’oralité

L’oralité est définie en fonction du stade oral du développement de l’enfant. Si, dans ce stade, l’enfant habitué à l’allaitement maternel s’en trouve privé, il adopte un plaisir de remplacement, que ce soit sucer son doigt ou la tétine, ce qui lui permet de résoudre lentement l’état de tension où il se trouve. Chez l’adulte, une fixation (ou régression) au stade oral déterminerait un nombre de pulsions reliées à la bouche telles que fumer, boire, avoir des contacts sexuels, etc.

Laura Palmer, le personnage principal du film, sous les attaques portées à son moi, régresse en tentant de pallier les souffrances qu’elle subit. Les pressions auxquelles elle est confrontée la poussent, d’une part, à un repli narcissique sur elle-même et d’autre part, à une régression vers l’oralité, un des stades les plus archaïques du développement humain, tel que défini par Freud.

Laura, violée par son père, tente de minimiser la violence qui lui est faite en se créant un double, Bob, être malfaisant qui viendrait lui faire payer certains soirs la haine qu’elle entretient avec son père, une partie intégrante de ce que Freud nomme l’ambivalence affective. Lorsque Laura se regarde dans le miroir à la fin du film, c’est Bob qu’elle voit, cette manifestation malfaisante d’elle-même. Ce double n’est autre chose que ses sentiments hostiles ayant pris forme, servant de mécanismes de défense contre les agressions de son père. C’est un intrus, un homme violent, pénétrant sa chambre pour abuser d’elle. Il est pourtant l’élément fantasmatique qui permet à Laura de désamorcer son état de tension psychique.

Sa régression au stade oral débute lorsqu’il devient impossible à Laura de fantasmer afin de protéger son ego. Ce fantasme de bien-être est nié par sa conscience et Laura se voit soudainement confrontée à la vérité. Assise au-dessous d’un ventilateur dans une scène, elle entend la voix de Bob, langoureuse et menaçante :

Je veux goûter à travers ta bouche.

Bob

Dans la séquence suivante, Laura est visitée par une vieille dame et un enfant portant un masque, tous deux des représentations de son inconscient, l’accès à l’inconscient étant ponctué à l’image par la superposition de neige télévisuelle. Lorsqu’ils lui préviennent que l’homme qui lui fait du mal est dans sa chambre, elle se rue chez elle afin de le confronter. Elle découvre à priori Bob et hurle d’effroi. Bob aussi se met à crier alors que la caméra entre dans sa bouche, accentuant encore cette régression. Mais, une fois dehors, c’est son père qu’elle aperçoit quitter la maison. Devant l’inefficacité du fantasme, sa régression à l’oralité deviendra le seul moyen pour elle de contrer les souffrances qui l’assaillent.

Plus tard, elle rêve et entre dans la photo que lui avait cédée la vieille dame. Son passage à travers la porte devant elle, en caméra subjective, représente bien son accession à son inconscient, la défaillance du mécanisme de défense. La vieille dame l’incite à poursuivre jusqu’à ce qu’elle rencontre l’enfant, dépourvu de son masque. La réalité a, à cet instant, fait irruption presque totalement et Laura régressera afin de compenser cette défaillance.

Dans la séquence suivante, Laura va s’encrer totalement dans ce stade primitif. Lorsque Donna la retrouve, elle est en train de boire. De là, elle quitte Donna et s’en va au Bang Bang Bar où elle se prépare à se prostituer. Elle retrouve son bien-être, ce sentiment océanique comme le conceptualise Freud, dans cet univers de consommateurs et d’objets de consommation. Elle occupe elle-même les deux rôles, en consommant les bières, la cigarette et en adoptant le rôle dont son père l’a doté : celui d’objet sexuel. Ses baisers avec les hommes sont longs et profonds, nous renvoyant encore à l’oralité. À la fin de la séquence, le sol, en gros plan, vient témoigner de l’importance de la consommation ayant eu lieu.

Laura est encore confrontée à la vérité, cette fois-ci de façon plus substantielle, le soir qu’elle voit Bob, en train de la violer, se transformer en son père. Dans la peinture de sa chambre, l’ange veillant sur des enfants en train de manger disparaît, comme pour signifier la fin du fantasme. La consommation de drogue et d’alcool de Laura augmente. Sa régression est de plus en plus fréquente et perceptible. Elle commence à adopter des traits d’enfants. La frénésie des attaques mène évidemment à une crise psychotique. Lors de sa dernière sortie avec James, refusant l’amour qu’il lui avoue, s’en sentant indigne, Laura préfère retourner à ces schèmes de consommation en rejoignant les gens qu’elle fréquentait au bar. Prise dans ce cercle vicieux, incapable de se forger une identité, son destin aurait sûrement été aussi limité sans l’intervention meurtrière de son père à la fin du film.

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Eric Lafalaise communique principalement en écrivant et en racontant des histoires. Il contribue au blog de cinéma Kinoreal et est producteur pour Les Studios de la Marque Rouge, artiste, photographe, friand de technologie et passionné d'intelligence.
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