Essais

Hulk: Ang Lee, le montage continu et le montage soviétique

Dès sa sortie en salles, Hulk, le film du réalisateur taiwanais Ang Lee, a partagé son audience. L’infusion de sa culture cinématographique dans la mise en scène du célèbre héros de Marvel Comics n’a nullement fait l’unanimité. Relégué au rang de faux pas à oublier (Avi Arad, le président de Marvel, déclara, en réaction à l’accueil du film qu’il verrait à ce que la suite du film contient plus de scènes d’action), plusieurs cercles d’amateurs de bandes dessinées américaines parlent du film en termes dérogatoires et ridicules. Mais, à une observation plus rapprochée, le film expose non seulement une déconstruction du personnage d’une grande efficacité, mais retient la vision unique de son réalisateur.

Comment Ang Lee traite-t-il, dans le film, des thèmes qui l’ont hanté jusqu’à présent dans sa filmographie? De quelle manière Hulk communique-t-il avec les autres films du réalisateur? Quelles influences peut-on discerner dans son œuvre? Comment Lee utilise-t-il le montage? Dans quelle mesure est-il redevable à Griffith et son montage invisible ou à Eisenstein et Poudovkine?

Survolant la filmographie d’Ang Lee, on voit rapidement une de ses importantes préoccupations : la famille. Son premier film, Pushing Hands, mettait en scène une famille mixte, un père pratiquant du Tai-Chi, sa femme, une écrivaine américaine, et leur fils, partagé entre les deux cultures de ses parents. Dans Eat Drink Man Woman, un père de famille voit ses filles le laisser progressivement pour former leurs propres familles. Cette perspective est omniprésente dans Hulk. Lee crée magnifiquement un antagonisme constant entre David Banner et Bruce Banner, entre Betty Ross et son père le général Thunderbolt, chargeant la narration de conflits générationnels qui se répercutent jusque dans le montage (ce que nous étudierons plus loin) en plus de bâtir la relation amoureuse entre Bruce et Betty, la seule relation amoureuse du film. Les relations sont importantes au réalisateur; il déclara à propos de celle qui occupe son film, Pushing Hands que c’était « une histoire d’amour entre un vieil homme et une vieille femme ». L’amour est au cœur du discours de son œuvre.

Par extension, Lee regarde les relations sociétales. La majorité de ses films traitent des conventions sociales et de leurs effets sur l’individu et sa recherche du bonheur. Dans Sense and Sensibility, les relations amoureuses sont tributaires des règles sociales. Seule l’une des sœurs refuse d’obéir aux diktats sociaux à ses dépens. De même, dans Crouching Tiger, Hidden Dragon, tous les personnages sont prisonniers de ces conventions, défendues d’aimer. Dans The Ice Storm, les chassés-croisés amoureux culminent dans une séquence à montage parallèle confrontant les personnages aux conséquences de leurs actions dans une Amérique libertine des années ’60. Un sociologue dans l’âme, Lee affiche son parti-pris dans Hulk. Lors d’une alerte à la détonation nucléaire, la mère de Bruce Banner attrape son fils et se cache sous sa table, un geste puéril, mais rappelant les campagnes publicitaires gouvernementales « Duck and Cover » qui proposait le même geste en cas d’urgence nucléaire. Né des mêmes préoccupations sociales, Hulk métaphorise les affects des pressions sociales sur l’individu en leur donnant forme. Bruce Banner représente l’homme moderne, réprimé, déconnecté de ses propres besoins, incapable de communiquer. Sa mère s’en aperçoit lorsque, tout jeune, il est blessé en jouant :

Bruce, il est comme ça. Il est tellement recourbé sur lui-même.

Mère

Lorsque, suite à l’accident, ses répressions — autant mémorielles que sociales comme nous le verrons plus loin — se retrouvent extériorisées, il est impuissant à contrôler la partie brutale et primitive de lui-même. Stan Lee, le créateur du monstre vert, affirme avoir pris comme inspiration le personnage de Dr Jeckill et M. Hyde de Stevenson. Les parallèles sont évidents; en testant son nouveau sérum sur lui-même, un scientifique manifeste ses instincts les plus meurtriers sous la forme d’un alter ego. Peter David, un écrivain de bande dessinée et l’architecte principal du personnage de Hulk a défini le personnage en termes psychanalytiques, établissant Banner en tant que superego et Hulk en tant que l’Id du même personnage. Vu dans une perspective psychanalytique, l’imagerie du film, surtout dans les scènes de rêves, est révélée comme étant imprégnée de signification, non seulement pour le personnage principal, mais aussi pour l’influence de la société sur lui, les résistances responsables de ses répressions. Après une scène de rêve, la mère adoptive de Bruce l’interroge à propos de son cauchemar, mais le contenu lui échappe; il ne s’en souvient plus.

L’un des attraits du film est la compréhension et la maîtrise du réalisateur de l’art et la culture cinématographique. Dans Hulk, la scène de la rencontre entre Betty et Hulk rappelle vivement King Kong (1933). Diplômé de l’école de cinéma de l’Université de New York, Ang Lee expose sa conception du langage filmique, telle qu’appliquée à ce genre de film, dans la structure de Hulk. On peut discerner plusieurs influences occidentales dans sa qualité de conteur, mais aussi d’autres, plus orientales comme celle d’Ozu, connu pour ses drames familiaux. On discerne aussi quelque peu, dans son style, Hou Hsiao-Hsien, l’un des plus affluents réalisateurs taïwanais de notre époque, ayant inspiré nombre de cinéastes dont Olivier Assayas. Hou définit son cinéma en ces termes :

Du haut de l’arbre, je ressentais fortement l’espace et le temps. Et une certaine solitude. C’est peut-être pour ça que je fais des films. Comme si d’un angle donné on s’arrêtait pour regarder, et qu’on se sentait immergé dans l’espace et le temps.

Hou Hsiao-Hsien

Cette perspective s’apparente à ce que Freud dénommait le sentiment océanique, cette impression de joie, d’allégresse qui invoque en nous les mémoires de la matrice maternelle. Hou, dans son film, The Puppetmaster, évoque ce sentiment dans sa mise en scène théâtrale et dans ses mouvements de caméra — elle y est totalement flottante, comme dans un rêve. Cette sensation de bercement, d’appartenance, Lee tente de la recréer dans beaucoup de ses films. Dans Crouching Tiger, Hidden Dragon, le violoncelle volontairement lyrique et la mise en scène romantique invoquent délibérément ce sentiment chez le spectateur. On y retrouve le même genre d’éclairage, en intérieurs, que dans Flowers from Shanghai. Dans Hulk, cette influence est présente, non seulement dans la mise en scène, mais aussi dans la narration (ce qui sera exposé plus tard). Malgré son attrait formel, et quoique très bien reçu dans le monde occidental, Crouching Tiger, Hidden Dragon fut largement critiqué en Chine pour son « Américanisation ». En voulant rendre hommage aux films d’arts martiaux qui l’ont influencé, Lee s’était mis la critique chinoise à dos. Plus tard, lorsque Zhang Yimou réalisera son film Hero, ce sera l’occasion de comparer les deux films pour souligner ce que le film d’Ang Lee aurait dû être. Quoique dans le même registre, les deux films sont à l’opposé l’un de l’autre, le premier tentant de se distinguer par son interprétation du matériel original et le second portant son message social tel un étendard. Le cheminement d’Ang Lee jusqu’à ce point prépare la vision qu’il attellera à Hulk.

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Eric Lafalaise

Eric Lafalaise communique principalement en écrivant et en racontant des histoires. Il contribue au blog de cinéma Kinoreal et est producteur pour Les Studios de la Marque Rouge, artiste, photographe, friand de technologie et passionné d'intelligence.

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