Pour Pierre Bourdieu, « La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question ». Le personnage d’Ada vient s’opposer à cet ordre patriarcal qui lui dicte son rapport à sa propre sexualité. Elle refuse le rôle auquel la relègue son père qui la marie, comme une commodité, à un homme qu’elle n’a jamais connu ni même rencontré. L’un des premiers plans du film est d’Ada, se cachant les yeux de ses mains, portant une bague de mariée à la main gauche. Si la bague est un signe d’amour éternel, aussi renouvelable que le cercle infini dont est constitué l’anneau, cet anneau prend l’apparence d’une chaîne pour Ada, la liant, malgré elle, à son nouveau mari. Beaucoup plus significatif est le fait que l’anneau lie l’un de ses doigts, l’instrument même de sa liberté, lui permettant d’échapper à sa situation oppressante à chaque fois qu’elle joue son piano. Cette domination masculine, Campion l’observe et la dénonce, dans sa réalisation comme dans sa représentation des politiques sexuelles. Dans son article sur Sweetie, Anneke Smelik avance une citation qui cerne bien le style de la réalisatrice : « La claustrophobie de la cinématographie de Jane Campion crée une atmosphère inéluctable ». Ce sentiment de claustrophobie presqu’omniprésent dans La leçon de piano. D’abord, les deux scènes sur la plage qui ponctuent l’histoire principale viennent mettre l’emphase sur l’envahissement spatial, autant par la forêt à l’extérieur que par des objets aléatoires à l’intérieur, qui va occuper la majorité des plans subséquents. Lors de la longue marche vers leur nouveau domicile, les arbres de la forêt semblent menaçants, montrant l’introduction d’Ada à ce monde qui n’est pas le sien, potentiellement hostile. Lorsque, plus tard, Stewart surprend Ada en route pour voir Baines, il l’attrape et tente de la violer. Les deux traînant à terre, les branches semblent se resserrer autour d’Ada pour l’étouffer, comme si la forêt elle-même, affligée de son affront à l’ordre patriarcal, tentait de la punir. Cette scène mène à l’isolation totale d’Ada et sa fille par Stewart qui décide de barricader sa maison afin d’empêcher sa femme de visiter son amant.
Le mélodrame est le genre par excellence d’opposition à l’ordre patriarcal bourgeois, conscient des codes et attentes du genre, Campion fait évoluer ses personnages dans un monde régi par ses impératifs, mais duquel il est possible de s’échapper. « En tant que gardiens du domicile, en tant que membre de la famille auquel il est donné virtuellement une responsabilité totale, pour la vie émotionnelle et le bien-être de la famille, les femmes sont constamment appelées à sacrifier pour la cause de garder leur homme prêt pour le monde de la production et élever les enfants ». C’est à ce rôle prédéterminé que se refuse Ada, préférant l’épanouissement que lui procure Baines, même à l’insu de sa fille qui semble rechercher la facilité que procure l’adhérence aux dictats patriarcaux. Ada et Baines sont des anomalies de ce système. Le refus pour Ada de parler, d’adopter la loi du nom du père, tel que perçu dans sa composante linguistique, les outils utilisés contre elle, n’est-il pas l’ultime affront à l’ordre symbolique? Elle est pour cela rabaissée à chaque occasion, traitée de débile et d’ingrate par son entourage. Baines, lui-même, évolue à l’extérieur de ce système, préférant s’associer aux Maoris, aux sauvages, et même plus aux femmes avec lesquelles il discute le plus, plutôt qu’aux civilisés qui, devant l’image d’une femme en détresse, rient et profitent du spectacle. L’utilisation de l’esthétique visuelle gothique, expressive, dans la direction photo ainsi que dans la direction artistique, par Campion ne fait qu’amplifier la différence entre ces deux personnages et leur environnement.
Par la représentation évidente des enjeux de la communication à travers La Leçon de Piano, Campion montre son intérêt pour les politiques sexuelles, qui sera approfondi dans ses prochains films. Par son esthétique gothique et stimulante, Campion, use de l’arsenal cinématographique pour se forger une dialectique non seulement féministe, mais aussi progressiste, comme le point de vue du philosophe Pierre Bourdieu. De cette domination masculine conservatrice qui garde le monde dans cet ordre symbolique réducteur, Campion l’intègre au film tout en offrant une échappatoire. Car si le piano permettait à Ada d’échapper à sa réalité, il lui servait aussi de béquille, l’empêchant de s’ouvrir aux possibilités de notre monde hostile. Mais, à travers une fin si ambiguë, peut-on vraiment considérer le sort d’Ada comme une alternative viable à l’ordre patriarcal ou une position réactionnaire?
LECLERC, S.: Métaphores et allégories dans le cinéma, Notes de cours, Université du Québec à Montréal, Hiver 2003.
FREUD, Sigmund : The ego and the id, W.W. Norton & Company, New York, 1960, 1962. JEANNEAU, DR. A.: Initiation à la psychanalyse, Beauchesne, Paris, 1965.
KLEINHANS, C.: Notes on melodrama and the family under capitalism, Film reader 3, Chicago, pp. 40-47.
SMELIK, A.: The Gothic Image from And the mirror cracked: Feminist cinema and Film theory, New York, 2000, pp. 139-151.
HARDY, A.: The Last Patriarch from Jane Campion’s The Piano, Ed. Harriet Margolis, Cambridge, 2000.
De la domination masculine: http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/Bdominma.html
La communication interpersonnelle: http://www.cvconseils.com/communication.html