En tentant une adaptation de la bande dessinée de Marvel Comics, Ang Lee renouvelle avec l’un des aspects fascinants de son cinéma; l’exploration des genres. Par un cheminement similaire à Stanley Kubrick, Ang Lee semble délibérément passer du film d’époque (Sense and Sensibility) au film d’arts martiaux (Crouching Tiger, Hidden Dragon) en passant par le mélodrame (The Ice Storm). En s’attaquant à Hulk, un personnage qu’il ne connaissait nullement, comme il l’affirme, Lee désirait sûrement explorer les conventions autant de la superproduction que des films de superhéros qui, avec le nombre de films de plus en plus en production, semble devenir un genre à part entière. C’est dans la perspective de ce genre de films qu’il semble aborder le montage.
Dès le début du score de Danny Elfman, pendant l’introduction du signe de la Universal, un certain malaise s’installe. Elfman est un vétéran des films de superhéros, ayant contribué la bande sonore d’autres films de superhéros. Mais, dès cette introduction, la musique sous-entendue, hantant, contrôlée d’Elfman paraît différente, imbue d’un étrange lyrisme. Une anecdote, inclue dans les commentaires DVD, raconte comment, après avoir entendu un premier score d’Elfman, Ang Lee lui déclara que « cela ressemblait trop au compositeur Danny Elfman », ce qui poussa le compositeur à créer la bande musicale incorporée au film. Porté par le score d’Elfman, le générique, et le reste du film, sont marqués d’une grande énergie, empruntant autant aux bandes dessinées qu’aux superproductions de Michael Bay (The Rock) et de John McTiernan (Predator, Die Hard). Le générique est porteur de toute l’introduction du film. Lee profite du temps qu’il lui est alloué pour nous faire parvenir un maximum d’informations qu’il condense par le biais de jump-cuts, de plans très courts, saccadés et nombreux. Un plan montre le temps passé grâce à la lumière qui se déplace rapidement tandis qu’une étoile de mer remplace progressivement un de ses membres coupés.
Dès la scène qui suit le générique, Ang Lee s’intègre aux conventions hollywoodiennes et filme un échange entre David Banner et son supérieur, le général Thunderbolt Ross. La scène débute par un plan général et continue dans un champ/contrechamp classique. Lorsque la mère de Bruce plante des fleurs dans son jardin, Lee utilisera la technique du champ-contrechamp pour nous montrer Bruce excité, heureux de regarder sa mère travailler, établissant un lien puissant entre les deux qui mènera à la répression de Bruce. Les différents échanges entre les personnages se feront généralement grâce aux techniques du montage invisible. La première scène entre Betty Ross et son père, le général Thunderbolt, utilise ces techniques afin de mieux définir les personnages. Dans le début de la scène, la caméra se trouve à gauche, fixant les personnages à un angle. Sous une parole décidée du général, la caméra saute l’axe, ce qu’elle fera plusieurs fois durant l’échange, montrant le conflit qui oppose père et fille. Dans leur seconde discussion à l’intérieur du complexe militaire, il en fera de même.
Lee utilise les nouvelles technologies et les possibilités qu’apportent les ordinateurs pour fusionner le langage cinématographique et celui des bandes dessinées. Puisant de l’univers des superhéros, Lee conçoit des transitions singulières, prenant soin de varier le plus possible. Pour effectuer des transitions invisibles, Lee utilise beaucoup de correspondances graphiques (graphic match), d’emprunts d’éléments de la bande dessinée et de dépassements (son, image, etc.). Comme exemple de correspondance graphique, lorsque Betty conduit de nuit vers le chalet, ses phares se transforment en lune dans le prochain plan. De même, Lee convertit certains éléments de la bande dessinée — comme l’ordre de lecture — et les applique ponctuellement à certains plans; dans son laboratoire, David Banner lève la tête et plusieurs images défilent (méduses, le général Thunderbolt, sa femme accouchant, etc.) telle une page de bande dessinée, mais son regard se fixe sur une image et c’est sur elle que s’arrête le réalisateur : un document sur lequel est écrit « MA PIRE PEUR ». Enfin, on voit énormément de dépassements; des voix commençant à la fin de la scène précédente, certaines parties du plan perdurant dans le plan suivant. Par exemple, le général Thunderbolt défend David Banner d’effectuer de tests humains de sa formule, tandis qu’à l’écran, il s’injecte. Enfin, Lee utilise le split-screen pour invoquer la disposition par cadres des bandes dessinées. Lorsqu’on amène Bruce dans la base militaire, l’action nous est montrée de plusieurs points de vue, tel un amalgame entre la BD et le cinéma. Dans l’introduction de Talbot, un petit cadre vient le remplacer dans le plan et permet d’observer Betty et Talbot de façon fragmentée.
Mais, malgré son adoption des règles du montage invisible, Ang Lee réussit à y glisser quelques scènes qui ne peuvent être définies simplement en termes narratifs et qui doivent plus aux théories d’Eisenstein et de Poudovkine qu’à Griffith. Comme les meilleurs mélodrames, le film est basé autour de conflits, générationnels ou autres. Lee expose bien ce conflit dans les scènes entre Thunderbolt et sa fille, comme nous l’avons exposé. Pour montrer l’interférence des militaires dans la vie de Hulk, Lee oppose le silence du désert aux occasionnelles explosions d’obus destinées au géant vert. Lee utilise un montage tonal dans le retour en arrière de Betty afin de nous faire ressentir sa solitude. David Banner fera l’éloge de son fils à Betty Ross tandis qu’à l’image, celui-ci s’échappe. De même, un leitmotiv, comme l’entendait Poudovkine, est souvent utilisé. Lee fait référence aux plantes et à la nature afin d’établir un lien avec Hulk, ou tout au moins une analogie. En le poursuivant, les militaires détruisent la nature autour d’eux sans aucun scrupule, opposant encore plus ces deux antagonistes.
En réalisant Hulk, Ang Lee réussit ce qu’il s’était persuadé de faire : une superproduction qui n’en est pas un. Reliant film intimiste et film à grand déploiement, sa réception assurera qu’Ang Lee ne sera pas aux commandes d’une suite. Le film entre pourtant bien dans sa filmographie et continue l’exploration des genres que le réalisateur semble poursuivre. Mais le plus frappant dans le film, c’est son utilisation du montage. Kubrick disait un jour que le montage est ce qui distingue le cinéma des autres arts. Hulk est un film méticuleusement monté, doté d’un important nombre de plans tirant leur signification de leur juxtaposition. Lee n’utilise pas seulement le montage invisible de Griffith, mais tente de l’améliorer en y intégrant certaines avancées technologiques et en intégrant des notions du langage de la bande dessinée. Il est de mon humble opinion qu’il y réussit, sa popularité n’étant nullement un indicateur de sa valeur. Seul l’avenir dira si certains des ajouts au montage survivront et intégreront le langage cinématographique.
BORDWELL, D.; THOMPSON, K.: Film Art: An introduction, McGraw-Hill, 1997.
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