Marcel Martin écrit dans son livre le langage cinématographique : « (…) Le cinéma est d’abord un art du temps puisque c’est cette donnée qui est la plus immédiatement saisissable dans toute démarche d’appréhension du film. » Est-ce qu’une telle déclaration ne sous-estime pas la valeur de l’espace dans l’œuvre cinématographique? Je procèderai ici à l’analyse de l’utilisation de l’espace dans le film Gattaca d’Andrew Niccol et je parlerai de son importance dans le film.
Dans Gattaca, l’espace est souvent utilisé pour représenter l’état d’âme des personnages. Au début de sa narration, Vincent nous raconte comment il a été conçu. À l’écran, au bord d’une plage, deux amoureux, ses parents, à l’intérieur d’un véhicule, se regardent dans les yeux, l’air passionné. Deux éléments de cette scène sont significatifs : la plage et la voiture. D’abord, la plage pour ce qu’elle représente : la liberté, les grands espaces, la délivrance. Vincent y reviendra plusieurs fois durant le film. Lorsqu’il fera l’amour à Irène, ce sera au bord de la plage, tel que ses parents l’avaient fait lors de sa conception. Cet espace reculé leur permet de se donner entièrement à leurs émotions, loin du regard scrutateur de la société.
La voiture est aussi significative pour le symbolisme qu’elle apporte à la scène. La première remarque à faire est sur la marque et le modèle de la voiture. Nous observons bien que c’est une marque américaine datée, nous rappelant les films de James Dean et l’esprit de rébellion qu’on y retrouve. Et c’est ce que la voiture apporte à la scène : la rébellion des parents de Vincent contre les conventions sociales qui déterminent en ce temps de quelle manière ils peuvent concevoir leurs enfants. Vincent est conçu naturellement, à l’opposé de la norme sociale. La voiture apporte aussi un aspect d’intimité entre les deux amoureux, confinés à un espace si restreint, proche l’un à l’autre.
Gattaca est défini dans le film de Niccol comme une agence spatiale où les voyages dans l’espace sont devenus tellement routiniers que seul Vincent continue d’y assister. Cependant, l’architecture et l’arrangement de l’espace nous rappellent à tous moments du film le rôle de cet espace. C’est presque comme si l’espace ici était sujet, caractérisé par son architecture et sa décoration intérieure.
Par exemple, dans la salle des astronautes où Vincent travaille sur ordinateur, les cubicules des astronautes sont en forme de demi-cercles. Au plafond, un modèle en forme de cercle recouvre toute la surface. Pour entrer à Gattaca, Vincent passe au travers d’un analyseur d’ADN, qui recueille du sang pour procéder à son analyse pour l’identification des passants. Ces testeurs sont tous placés en demi-cercle devant l’entrée à Gattaca. Tous ces exemples de cercles, présents à l’intérieur de Gattaca, renvoient à la forme des planètes comme Titan, l’objet même de la quête de Vincent et le but de l’existence de l’agence spatiale. Niccol procède même à un mouvement de caméra circulaire lors du décollage de la navette de Vincent en passant sur le visage de chacun des astronautes jusqu’à celui de Vincent.
Il est facile de remarquer des instances où l’espace tient le rôle de métaphore à travers Gattaca. Le monde futuriste où se déroule le film est caractérisé par la ségrégation. Il y existe deux sortes d’êtres humains : les valides, êtres génétiquement modifiés pour être « meilleurs » (Jérôme), et les invalides, « enfants de Dieu », conçus à l’ancienne, sans l’aide de la médecine moderne. Le film place ces deux portions de la société dans des espaces volontairement opposés les uns aux autres.
Le premier espace caractéristique des valides que nous rencontrons dans le film est, bien sûr, Gattaca. Le centre spatial est très propre, pratiquement stérile, et aéré, ce qui leur confère une certaine froideur qui nous distance des valides de la même façon que leur apparence et leur attitude hautaine. Mais, ce n’est pas la seule caractéristique que l’on peut attribuer à l’espace des valides. Ceux-ci représentent visiblement la nouvelle élite. L’appartement de Jérôme, par exemple, spacieux et décoré sobrement avec tableaux et bibelots fait penser à la haute société. La décoration du restaurant où vont manger Vincent et Jérôme est baroque, distingué et minimaliste, de même que celle de la salle de concert où Irène et Vincent vont assister au concert de piano.
Vincent mentionne à sa première entrée à Gattaca, en parlant des invalides, que la génétique a créé une nouvelle sous-classe d’individus. C’est cette réalisation que nous avons à la vue de l’espace où les valides vivent. Le premier remarqué dans le film est celui des parents de Vincent. Leur maison, modeste et encombrée, semble tout à fait habitée. On y voit partout des signes : des livres, les traces de la croissance de Vincent et Anton sur un poteau, des jouets, etc. Tout cela confère à l’espace une certaine chaleur et familiarité. L’espace des invalides est aussi limitant et restrictif. À la scène où le détective Hugo rassemble des invalides pour trouver celui qu’il recherche, ils sont tous à l’intérieur d’un périmètre limité par une barrière en fer, traités par une manière analogue à du bétail. Lorsque Anton lui demande ce qu’il fait, il répond que c’est ici qu’on vient lorsqu’on veut trouver un invalide.
L’espace prend d’autres aspects de métaphores dans le film. Lorsque, après le concert, Vincent et Irène sont arrêtés par la police qui procède à des vérifications d’identités, ils sont à l’intérieur d’un tunnel, pour signifier l’obligation du personnage principal de passer à travers cette étape. À la fin du film, Vincent passe à travers un long tube blanc pour arriver à sa fusée, pour représenter la transition de son ancienne vie à la réalisation de son rêve.
Plusieurs exemples de l’expérience de Koulechov peuvent être remarqués dans le film. Lorsque Vincent et l’Allemand vont voir Jérôme pour la première fois, on les voit de loin marcher vers un immeuble. Dans le plan suivant, ils sont à l’intérieur de l’immeuble, faisant route jusqu’à la salle où se trouve Jérôme, assis sur son fauteuil roulant. Pourtant, les plans peuvent avoir été tournés à différents endroits. C’est plus probable puisque Gattaca est un film de science-fiction et que certaines scènes ont été tournées en studio. Nous sommes ici face à un procédé similaire à l’expérience de Koulechov, mettant en évidence ce qu’il appelait la « géographie créatrice ». Les plans peuvent avoir été tournés à des lieux différents, mais leur juxtaposition donne une illusion d’unicité de lieu, ce qui permet à Niccol de placer son film dans un espace futuriste sans briser l’illusion cinématographique.
Dans Gattaca, l’espace acquiert selon la circonstance, soit un caractère clos ou ouvert, positif ou négatif. Nous avons déjà discuté du caractère ouvert de l’espace des invalides à l’opposition de celui des invalides. Mais, cet espace clos peut prendre un caractère positif. D’après Anne Roche et Marie-Claude Taranger, c’est l’espace qu’il faut quitter pour grandir, sans quoi l’histoire n’existerait pas. C’est la condition initiale que le héros va perturber. C’est ce que fait Vincent qui, après avoir battu son jeune frère à une partie de poule mouillée, décide de quitter la maison de ses parents et d’accomplir son rêve de devenir astronaute, malgré les obstacles qui se dressent devant lui.
L’espace ouvert des valides se place en opposition directe à l’espace clos des invalides. Selon Roche et Taranger, c’est un espace qui représente le contraire de l’emprisonnement, de l’étouffement. Dans Gattaca, il est positif ou négatif, selon le point de vue où l’on se place. C’est un espace libérateur pour Vincent. Il y atteint son plein potentiel et y évolue pleinement. Pour lui, l’espace ouvert devient positif. Mais ce n’est pas le cas pour Jérôme; il y est oppressé. Lorsqu’il rencontre Vincent pour la première fois, assis sur sa chaise roulante, Vincent demande qui habite à l’étage de son appartement auquel il répond : « De toute évidence, pas moi. » Son handicap change le caractère de l’espace autour de lui; celui-ci devient négatif.
Dans le film, le cosmos prend le rôle d’espace objet, la principale convoitise du protagoniste. Dans la scène où Vincent et Jérôme contemplent Gattaca de loin, Jérôme lui demande s’il a vraiment envie d’y être. Vincent lui dévoile son véritable objectif :
Je n’ai pas envie d’être là-dedans. (Il lève sa tête vers le ciel) J’ai envie d’être là-haut.
Vincent
Le cosmos est montré à maintes reprises dans le film comme l’objet de cette convoitise et ne semble remplir aucune autre fonction puisque seulement présent à la fin, l’objectif étant atteint.
À plusieurs instances dans le film, le réalisateur utilise le principe de représentation spatiale où un espace en représente un autre.
Dans le retour en arrière de Vincent, il place des fruits sur le pavé d’une aire de stationnement afin de reproduire à l’échelle notre système solaire, en ayant soin de respecter les distances entre les planètes. Aussi, durant sa sortie au restaurant avec Jérôme pour célébrer son départ, il mimique l’atmosphère de Titan à l’intérieur d’un verre de vin à l’aide de la fumée de sa cigarette. Dans les deux cas, la représentation spatiale montre la passion de Vincent pour l’espace et le voyage lunaire et établit sa motivation dans le film.
L’espace est souvent employé dans Gattaca pour montrer la distance entre Vincent et son rêve d’explorer l’univers.
Dans la scène où Vincent nettoie des vitres sur le toit de Gattaca, on utilise la profondeur de champ pour établir la distance entre Vincent et son objectif. À l’arrière-plan, au loin, une mission spatiale décolle sous les yeux envieux de Vincent, placé en avant-plan. Sa voix, en hors champ, vient mettre l’emphase sur l’image :
Jamais je ne m’étais senti plus éloigné de mon objectif que lorsque je me tenais juste à côté.
Vincent
Dans une autre scène, Vincent, nettoie les vitres d’entrée de Gattaca. Nous apercevons les valides, à l’intérieur du complexe, leur image projetée sur la vitre devant Vincent, monter à l’étage à l’aide d’un escalier roulant. Deux espaces sont ainsi représentés dans le même espace, celui de l’intérieur du bâtiment et celui de l’extérieur où se trouve Vincent. Vincent regarde à travers la vitre cet espace qui lui est défendu tout en continuant de croire qu’il sera un jour de l’autre côté de la vitre.
Dans son article titré « Le cinéma, art de l’espace », Maurice Scherer écrit que : « L’espace semble bien être la forme générale de sensibilité qui lui est la plus essentielle dans la mesure où le cinéma est un art de vue ». Nous remarquons que l’utilisation de l’espace par Andrew Niccol dans Gattaca nous permet d’évaluer son importance à l’intérieur du film. Niccol utilise l’espace non seulement pour caractériser ses personnages et sa société futuriste, mais pour contrôler notre identification à ces personnages. Selon cette étude, nous pouvons dire qu’autant le temps est intrinsèque au cinéma, de même l’est l’espace.