Tout bon arbre porte de bons fruits
Matthieu 7 :17
mais le mauvais arbre porte de mauvais fruits.
M Le Maudit (1930), le premier film sonore de Fritz Lang, en plus d’affirmer son réalisateur comme l’un des grands cinéastes allemands, reste fidèle au discours de l’auteur. L’idée du film est née de l’apparition de plusieurs tueurs en série en Allemagne durant les années 1920 et de la fascination de Lang pour ces êtres incompris. Mais, autour de cette exploration se dégage un discours social. Comment Lang caractérise-t-il le meurtrier dans son film et quel est son impact sur la société qu’il habite? Quels sont les moyens mis en branle par les différentes composantes de la société pour l’arrêter? Le meurtrier est-il symptomatique d’une plus grande crise sociale?
Fritz Lang a bâti M autant en tant que témoignage qu’en tant que critique de la société allemande de son époque. Il est intéressant de remarquer comment il caractérise trois modes de fonctionnement, trois attitudes différentes afin de schématiser et de condamner la corruption de sa société qui tend vers un nazisme de plus en plus prononcé. Dans M, il se précise trois points de vue, celui de Franz Beckert, celui de la police et celui des criminels.
Julia Kristeva, dans l’élaboration de sa théorie sur l’abjection, déclare dans son livre Pouvoirs de l’horreur :
Il y a dans l’abjection une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace, et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable.
C’est dans ce double état de rejet, de ce qui est à l’intérieur de lui et de ce qui menace les limites de son ego, que se trouve Beckert.
Kristeva définit l’abjection en tant que « crise narcissique aux abords du féminin. » C’est autour de cette féminité que se constitue le déséquilibre psychique de Beckert. Dans les premières images du film, une petite fille, jouant avec ses amis, chante à propos d’un homme en noir tuant les enfants, annonçant l’apparition imminente du meurtrier. « Tu es mort », dit-elle à l’un des enfants assemblés autour d’elle, d’un jeu dont le caractère aléatoire renvoie à la façon dont Beckert choisit ses victimes. Elsie Beckmann sera ainsi choisie, jouant dans la rue avec sa balle. Beckert apercevra une autre victime à travers la vitrine d’un magasin et une autre en marchant à travers les rues de la ville. Rencontrant la petite Elsie devant une affiche offrant une récompense pour sa capture, sa silhouette est projetée sur l’affiche tel un film sur un écran. D’un ton calme, contrôlé, il se penche vers elle et entame la conversation. Ses victimes sont de petites filles, moins menaçantes pour lui de par leur jeune âge, mais représentant symboliquement l’être dont l’existence menace son ego et le déséquilibre psychiquement, la femme. « De l’objet, l’abject n’a qu’une qualité – celle de s’opposer au je, » dixit Kristeva.
De sa psychose, Beckert est bien conscient. Lorsque, parlant du meurtrier, la voix d’un inspecteur de police se superpose sur l’image de Beckert se regardant dans le miroir; il s’enlaidit, se déforme, les yeux béants, afin de ressembler à un monstre autant de l’extérieur que de l’intérieur. Le critique Roger Ebert le remarque comme « dodu, une face de bébé, fraîchement rasé. » C’est cette face de bébé que Lang choisit en désignant Peter Lorre, un acteur américain inconnu à l’époque, pour jouer le rôle. Beckert, fixé dans son développement psychique, incapable de gérer ces instincts sexuels qui l’assaillissent, semble les sublimer par des instincts de mort, de destruction. Plus tard, admirant des couteaux par la vitrine d’un magasin, il apercevra une victime potentielle par son image sur la vitre. Cadré par un ensemble de couteaux, Beckert ferme les yeux, tentant de se contrôler. Par ce cadrage à l’intérieur du cadre cinématographique, Lang symbolise l’émergence de la psychose de Beckert autant qu’il souligne le danger dans lequel se trouve la petite fille pour le spectateur. Beckert, suivant sa victime, s’arrête net dès qu’elle rejoint sa mère. Perturbé, il commande du Cognac dans un café et récupère ses esprits, les pulsions laissant peu à peu place à la raison.
En envoyant une lettre à la police, puis à la presse, Beckert ne désire-t-il pas être capturé, que quelqu’un mette fin à son carnage? On pourrait argumenter les deux positions du pour ou du contre. Lorsque Beckert envoie ces lettres, cela pourrait être d’une position mégalomane, raillant la société incapable de le punir pour ses actions. Comme le dit Kristeva dans son livre, « L’abjection est l’autre côté des codes. » Beckert serait donc alors intentionnellement marginal, se constituant une identité au-delà des dictats moraux de sa société. Lorsque son identité est découverte par les mendiants, il fuit et se cache dans un immeuble, tentant à tout prix de conserver sa liberté. Un tel personnage doit absolument être imbu d’une certaine arrogance, laissant ses cigarettes au lieu du crime, sifflotant le même air constamment qui permettra de l’identifier.
Mais, cette position est réfutable, éclairée par la caractérisation de Beckert lors de la séquence du faux tribunal. En faisant Beckert se confesser à cette assemblée de brigands et de meurtriers, Lang nous révèle la fatalité de sa situation. « Je ne peux m’empêcher! », s’écrie Beckert à ses délateurs d’une voix aiguisée comme un couteau. Pathétique, harcelé par ses pulsions, il est tiraillé entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas; « Je ne peux pas, répète-t-il, mais il le faut! » Ce n’est pas un monstre qui est devant nous, mais un être de chair et de sang. En humanisant Beckert, Lang déshumanise ses persécuteurs, son message moral s’approchant du « Que celui qui n’a point péché lance la première pierre » de Jésus Christ. Comme il le dit dans Fritz Lang, Circle of Destiny, c’est le questionnement par rapport à un personnage de tueur qui l’intéressait. Dans le même documentaire, le réalisateur allemand Volker Schlöndorff déclare à propos de Lang : « […] Pour lui la moralité humaine a presque une rigueur architectonique. Et il y a toujours notion très allemande de destinée, l’idée que l’homme n’est pas vraiment libre de choisir, mais est ultimement le pion du destin. » Beckert est donc meurtrier parce que le destin en a voulu ainsi.
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